Activer propose de revoir l’octroi de subventions aux fonds féministes
Un texte de Massan d’ALMEIDA, XOESE, le Fonds pour les Femmes Francophones,
Anisha Chugh et Sanjana Gaind, Women’s Fund Asia et
Marine-Celeste Kiromera, Fonds Égalité
À quoi ressemblerait l’octroi de subventions si l’esprit de communauté, la confiance, la transparence et l’amour radical étaient au cœur du processus?
C’est la question que nous avions en tête lors d’une première rencontre autour d’une table virtuelle il y a un an. Nous étions là pour discuter d’Activer, deuxième volet d’octroi de subventions du Fonds Égalité, qui a pour objectif de soutenir notre communauté de pairs : des fonds féministes qui alimentent le changement à la base dans les pays du Sud et d’ailleurs.
Dans un contexte de pandémie qui perdure et de menaces croissantes à l’encontre des femmes, des filles et des personnes transgenres du monde entier, l’urgence et l’élan de notre travail commun étaient palpables. Et le reste du monde s’est rapidement mis au diapason. Selon Gendernet : « Le soutien aux fonds pour les femmes est l’un des moyens les plus efficaces pour les bailleurs de fonds de transférer des ressources aux organisations et mouvements de défense des droits des femmes du Sud […]. Ces fonds sont particulièrement bien reliés aux organisations de défense des droits des femmes, à leur base même, et peuvent atteindre les petits groupes émergents qui sont moins à même d’accéder à des sources de financement plus importantes. » [traduction] Il est important de noter que le soutien que nous apportons va souvent bien au-delà des ressources financières et inclut un soutien technique et de renforcement des capacités pour répondre aux besoins de nos communautés.
L’écosystème du financement féministe est vaste, diversifié, florissant et en pleine croissance! L’un des éléments clés de cet écosystème est l’architecture de l’aide féministe, une structure intentionnelle construite de manière très réfléchie par les fonds pour les femmes et d’autres bailleurs de fonds féministes au sein de l’écosystème, qui vise à garantir le transfert des ressources aux groupes de la base. Les priorités de la justice en matière de ressources mises en avant par cette architecture sont ancrées dans la politique des mouvements féministes du Sud et remettent en question les valeurs et les pratiques coloniales et patriarcales du Nord, qui tendent à dominer le transfert de l’aide et le discours sur le financement.
Women’s Fund Asia
Avec un écosystème aussi puissant déjà en place, notre mission collective était simple mais radicale. Nous pensions qu’il était temps de concevoir ensemble un modèle de financement ancré dans les valeurs féministes communes aux membres de notre milieu.
Une nouvelle façon de faire
Les approches traditionnelles en matière d’octroi de subventions, qui reposent sur la concurrence et l’isolement des candidats et qui se contentent d’appels à propositions se faisant du haut vers le bas, sont depuis longtemps aux antipodes du féminisme. Elles renforcent le patriarcat, le colonialisme et les priorités des bailleurs de fonds, maintiennent le pouvoir au sommet et peuvent même monter les partenaires les uns contre les autres.
Grâce au leadership d’organisations pairs comme El Fondo Centroamericano de Mujeres, FRIDA, Mama Cash et de nombreux autres fonds féministes, nous savions qu’une démarche de nature plus participative était possible dans ce domaine.
Ensemble, nous avons décidé que le volet Activer adopterait la démarche Avancer/Reculer, un modèle d’octroi de subventions qui s’inspire largement des mouvements dirigés par des Autochtones et des mouvements de solidarité. Plutôt que de retenir l’information au sommet, ce modèle d’octroi de subventions permet une libre circulation de celle-ci, et ainsi chaque fonds peut voir comment les décisions liées à l’octroi des subventions toucheront les autres fonds. En apprenant qu’un autre fonds était sur le point d’entamer une année présentant des possibilités importantes, mais disposait de peu de ressources, par exemple, certains fonds se sont portés volontaires pour se retirer du financement, et attendre le prochain cycle de subventions.
Le modèle Avancer/Reculer repose sur un esprit communautaire qui repousse l’idée de mise en compétition. Il est animé par un engagement envers la transparence, la réciprocité, l’amour radical et l’intersectionnalité.
Il en découle les balbutiements d’une transformation féministe, où le « quoi » et le « comment » ont une importance égale. Et bien que nous ayons encore beaucoup à apprendre, les premiers résultats nous remplissent d’enthousiasme.
Le « quoi » : un écosystème dynamisé
Activer permet le transfert de 14 M$ CAN en subventions pluriannuelles à 23 partenaires du milieu des fonds féministes, de portée nationale, régionale et mondiale, émergents et bien établis, qui œuvrent des Fidji au Brésil, en passant par le Togo. Ces fonds sont tout aussi diversifiés que puissants, formant une extraordinaire mosaïque d’organisations courageuses et déterminées en première ligne d’une distribution des ressources qui alimente le changement féministe.
À XOESE, par exemple, le soutien pluriannuel d’Activer permet au fonds d’atteindre un éventail plus large de groupes de femmes francophones, tout en renforçant deux initiatives majeures qui relient le mouvement des femmes francophones dans son ensemble : la campagne Femmes Solidarité Sahel et le Forum francophone 2023 de XOESE. Le fonds a également été en mesure de fournir un financement pluriannuel à des organisations pour les femmes, qui garantira la continuité de leurs actions et accroîtra leur impact au sein de leurs communautés. Le soutien apporté à ses partenaires bénéficiaires contribuera également à leur stabilité financière et leur permettra de poursuivre leur planification stratégique sans l’anxiété et la crainte habituelles des groupes et des organisations de ne pas réussir à mobiliser les ressources nécessaires à la mise en œuvre des activités prévues.
Cette fiche d’information présente brièvement ce puissant groupe de fonds, dont le travail couvre une série de thèmes urgents et de types de soutien aux mouvements, notamment :
- Prioriser le leadership et les priorités des communautés particulièrement marginalisées, notamment les travailleuses du sexe, les communautés LGBTQI+, les adolescentes et les jeunes femmes, les femmes autochtones et les femmes noires et d’ascendance africaine.
- Intervenir rapidement pour soutenir les défenseurs et activistes des droits humains, qui travaillent dans des contextes de crise et qui sont confrontés à des menaces pour leur travail, et lors de moments critiques et en présence d’occasions stratégiques.
- Favoriser le changement aux carrefours critiques, comme celui de la technologie féministe et de la philanthropie; prioriser les communautés qui ont un accès limité aux technologies numériques et qui subissent de plus en plus des menaces à leur sécurité, une surveillance et une intimidation dans les espaces numériques.
- Répondre aux besoins urgents et non prévus, dont certains sont apparus dans le contexte de la crise sanitaire de COVID-19 ou d’autres crises (y compris les crises sociales, économiques et politiques), qui entraînent de nombreux groupes et populations déjà pauvres, vulnérables et marginalisés dans une pauvreté accrue et extrême et dans l’insécurité sociale.
Le « comment » : pour que les valeurs féministes soient au cœur de l’action
Lorsque des féministes discutent, le « comment » est tout aussi important que le « quoi », et Activer en est un exemple éloquent.
Ce nouveau rapport produit par le Fonds Égalité fait état du processus de création conjointe du modèle Avancer/Reculer, des expériences des nombreux fonds qui se sont prêtés à l’exercice et de certains des enseignements tirés et des points de tension qui sont apparus en cours de chemin.
Comme l’indique sans équivoque le rapport, certains constats et leçons sont ressortis.
En tout premier lieu : Les décisions de financement peuvent se prendre de façon différente. Près de la moitié des fonds admissibles ont décidé de ne pas demander de financement, après avoir évalué leur position dans le contexte des besoins en ressources et des priorités des autres fonds. Voilà une preuve concrète qu’une démarche qui repose sur la confiance mutuelle et la collaboration peut engendrer des résultats différents et plus puissants pour l’atteinte de nos objectifs communs.
Il est essentiel de s’appuyer sur les réseaux existants pour instaurer la confiance et la collaboration : Le modèle Avancer/Reculer a été rendu possible grâce à des années de travail de renforcement de l’esprit communautaire réalisé par Prospera – International Network of Women’s Funds et de nombreux autres membres de l’écosystème du financement féministe. Sans le leadership, l’exemple et la volonté d’innover de nos pairs, des efforts tels que le premier cycle du volet de financement Activer (qui nous poussent à nous dépasser et à mettre à profit notre pouvoir collectif) n’auraient pas été possibles.
Il est essentiel de travailler avec une interlocutrice ou un interlocuteur de confiance pour réussir : Nous avons grandement bénéficié de la présence d’une responsable de programme du Fonds Égalité, Fadekemi (Kemi) Akinfaderin, qui était une membre connue et respectée du milieu des fonds féministes. L’idée pour les fonds de se retirer volontairement d’un financement n’aurait pas été accueillie avec autant d’ouverture sans les liens profonds de cette personne avec le milieu et sa crédibilité. Les dirigeants qui sont respectés et intègres rendent le changement réel possible.
L’adhésion est un processus et un résultat : La mobilisation du milieu des fonds féministes dès le début et tout au long du processus participatif a renforcé la solidarité entre les fonds et a permis à des fonds diversifiés de recevoir des ressources, dont 10 fonds nationaux et sept fonds créés il y a moins de cinq ans. Pour que l’adhésion ne soit pas qu’un beau concept, mais un résultat concret, il est nécessaire de faire preuve d’un engagement et d’une intention sans failles.
Il est essentiel de repousser les limites des paramètres actuels du financement pour faciliter l’innovation en matière d’octroi de subventions. Nous devons continuer à plaider en faveur d’un financement offert par les programmes d’aide internationale des gouvernements qui tienne compte de modèles d’octroi de subventions participatif et réponde mieux aux besoins et aux réalités des mouvements féministes à l’échelle mondiale. À long terme, cela signifie que les gouvernements doivent adopter des politiques et des pratiques de financement qui libèrent les valeurs féministes, plutôt que d’aller à leur encontre. Un élément essentiel de cette démarche est d’investir directement dans des organisations du Sud dirigées par des femmes, des filles et des personnes transgenres, car cela garantit que les ressources sont placées entre les mains de celles qui sont à l’origine du changement. Il s’agit d’un long parcours dans lequel de nombreux fonds de notre milieu se sont déjà engagés et qui nécessite le type de financement souple rendu possible par le volet Activer.
Les définitions traditionnelles du risque constituent des obstacles au financement féministe. Pour pouvoir financer de manière solide les mouvements féministes nouveaux ou manquant de ressources qui œuvrent dans des contextes sociopolitiques marqués par des restrictions à la liberté, nous devons réévaluer les cadres d’analyse des risques et nous concentrer sur la compréhension du risque lié au fait de ne pas pouvoir financer les agents de changement féministes clés. L’évaluation des risques est profondément ancrée dans le pouvoir; si nous voulons transférer le pouvoir, nous devons dès le départ modifier la définition même du risque.
Par ailleurs, les fonds qui ont décidé d’aller de l’avant et qui ont reçu du financement par l’entremise d’Activer ont présenté leurs réflexions et leçons tirées du processus.
S’ancrer dans une praxis réflexive féministe : Nous devons chercher à nous éloigner des pratiques traditionnelles de suivi, évaluation et apprentissage (SEA), qui sont non seulement de nature extractive, mais qui s’appuient également sur les concepts problématiques d’« optimisation des ressources ». Afin d’œuvrer à des programmes de changement véritablement transformateurs, nous devons écouter et apprendre des mouvements que nous soutenons. Nous devons comprendre l’intersectionnalité, les multiples niveaux de la dynamique du pouvoir, la complexité et la non-linéarité du changement, la diversité des voix et les différences de perspectives. Et il doit s’agir d’un processus cyclique, de sorte que ce que nous apprenons du terrain soit appliqué dans nos programmes d’octroi de subventions. C’est en fait un argument unique des fonds pour les femmes et du financement féministe que nous faisons valoir.
C’est une question de responsabilisation : Les valeurs féministes de transparence et de responsabilisation sont des valeurs essentielles qui doivent guider notre travail. Il est essentiel que nous soyons responsables les uns envers les autres et envers les mouvements que nous soutenons. Les ressources sont une question politique et, en tant que fonds pour les femmes, nous détenons ces ressources au nom des mouvements et pour les mouvements. Le processus d’octroi de subventions doit donc être centré sur les expériences, les voix et le leadership des mouvements féministes. La méthode participative que nous mettons en œuvre n’a rien à voir avec « le principe de la majorité ». Il s’agit de s’assurer que les expériences les plus marginalisées sont prises en compte et que leur leadership est reconnu. En même temps, en tant que fonds féministes militant pour la justice en matière de ressources, nous réfléchissons constamment aux multiples niveaux de pouvoir et à la manière dont il se manifeste. Pour nous, il s’agit d’exercer le pouvoir avec et non d’exercer le pouvoir sur!
Regard vers l’avenir
De sa conception à l’octroi du financement, Activer témoigne de l’intégrité et du pouvoir des 44 fonds qui ont participé à notre exercice. Chaque fonds, qu’il ait décidé d’aller de l’avant ou de se retirer, constitue une force indéniable pour le changement féministe.
Ensemble, nous avons partagé un parcours d’apprentissage transformateur sur le pouvoir de la communauté, la prise de décision collective et toutes les possibilités qui s’ouvrent lorsque nous plaçons nos valeurs féministes au cœur d’un processus de conception.
Nous voilà énergisées et prêtes à déclencher (et maintenir) une vague de ressources pour les activistes féministes dont la vision et le leadership sont la clé d’un avenir juste et joyeux.
Nous sommes enthousiastes à l’idée de continuer à apprendre, à grandir et à collaborer tous ensemble dans les années à venir.
À XOESE, nous sommes très heureux et reconnaissants envers tous les autres fonds qui ont décidé de se retirer afin de nous permettre d’accéder à une subvention d’Activer. C’est grâce à ce soutien que nous avons pu recruter et maintenir en poste nos cadres supérieurs ayant le plus d’expérience, ce qui nous permet de mobiliser davantage de ressources et d’améliorer la qualité et la quantité de notre soutien aux groupes pour les femmes dans les pays francophones.
XOESE, le Fonds pour les Femmes Francophone